Le point de non-retour est passé. Quoi qu’il arrive maintenant, il sera plus facile d’aller de l’autre côté que de retourner en arrière. Pour la traversée vers les Baléares, la brokeuse a exigé que je sois accompagné. Je ne sais pas quelle lubie pousse ces vénales créatures à vouloir me coller dans les pattes un assistant qui en cas de naufrage ne ferait que m’apporter des emmerdes supplémentaires. En mer je suis bien seul. A terre aussi d’ailleurs.
Kamel m’a rejoint à Barcelonne quelques jours avant que la météo ne nous autorise à tenter une hélice hors du port. Nous naviguerons ensemble jusqu’à Palma, il continuera seul sous l’assistance d’un navire ravitailleur vers l’Algérie. Dès que je l’ai rencontré, j’ai flairé que c’était un bon. Il m’a regardé, il a considéré l’embarcation, il a dit :
- C’est avec ça que tu viens de Cannes ?
- Oui.
- C’est avec ça qu’on doit traverser ?
- Oui.
- Mais tu es fou !
- Oui.
- On va quand même investir dans un canot de survie et charger quelques litres d’essence en bidons.
Durant la traversée, nous ne parlons quasiment pas. Nous avions prévu de nous relayer à la barre mais le vent monte. Je ne veux pas quitter mon poste. La situation est relativement confortable comparée à ce que j’ai rencontré jusqu’ici. J’ai mis du Sud dans mon Est et la mer est restée d’Ouest. Mais j’ai peur que si je dessoude ma main de la poignée de gaz pour lui laisser les commandes il ne se mette à tenter des imbécilités du genre louvoyer pour éviter les embruns. Il ne bronche pas et finalement son seul fait d’armes est de descendre régulièrement dans la cabine vérifier si tout se passe bien au niveau des vapeurs explosives avec un cigare allumé au bec.
Enfin nous entrons dans le tout petit port de Soller, porte d’entrée Nord de Majorque. Il s’agit en fait plus d’une anse parfaitement ronde dont la passe étroite protège le mouillage de tous les vents. Seul un petit môle en béton permet de mettre pied à terre. Nous nous y amarrons le temps de transvaser nos Jerricans dans le réservoir et nous apprêtons à reprendre notre route.
- Y’a pas que le bateau qui a soif !
- On s’en jette une ?
- Tu m’étonnes !!!
La place du village est pour ainsi dire déserte. A la terrasse du seul bistrot ouvert nous sommes seuls. Les façades colorées des maisons, le tortillard qui rallie Palma par les collines, les palmiers nous protégeant d’un soleil de plomb me font penser que nous sommes bien à cheval entre Provence et Maghreb. La serveuse dont le charme insulaire m’émeut nous dépose sur la table deux choppes toutes droit sorties du congélateur. La mousse voluptueuse dégouline le long du verre rendu opaque par le givre. Je ferme les yeux, je porte la coupe à mes lèvres.
J’ai la révélation, Dieu est une première et longue gorgée de bière.

Bravo ! ❤
Très beau texte !
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