Escale nocturne

  • Mon père vous a t il payé?

– Non

– Quel était le prix convenu ?

– Le prix du marché.

– Et quel est-il ?

– Je n’en sais rein, estimez le service que je vous ai rendu

– Et si mon frère avait eu besoin d’un skipper en troisième semaine, vous n’auriez pas cherché à en savoir plus ?

– Non

– Vous n’avez donc aucune notion de l’argent ?!?

Il ajoute un billet vert à la liasse qu’il vient de préparer, me la tend et me libère. Porté par l’aura d’un succès et la promesse d’un avenir radieux, je lévite plus que je ne marche sur le quai surchauffé de Porto Vecchio. La marina moderne ne présente que peu d’intérêt. La vieille ville sur les hauteurs n’est pas sur ma route. Le « San Antonio » m’attend à Bonifacio que je dois rallier dans la nuit.

Dans ma tête j’imagine un algorithme capable d’anticiper les mouvements de la bourse. Une sorte de clé à cliquet informatico-économique susceptible de me rendre plus riche que ceux qui m’emploient. Oubliant que de toutes mes études je n’ai jamais su programmer une calculatrice, je passe rapidement à la rêverie de ce que je ferais de tout cet argent.

 Pour sûr je naviguerais. Or je viens de le faire pendant deux semaines autour de la Corse en compagnie d’une famille d’avocats. D’abord le père, vieux sage qui m’a fait grandir et dont la femme en bonne mère juive m’a gavé à chaque repas comme si j’étais son rejeton, puis le fils qui a trouvé en moi le compagnon d’apéro idéal pour échapper un instant à sa femme névrosée et ses enfants hyperactifs.

Si j’étais riche aussi, je me laisserais tenter par des gambas flambées au casanis avec un petit blanc local. Ce qui tombe bien vu que la justice a grassement rémunéré mes compétences maritimes et que ce met figure au menu du petit restaurant familial que je viens de découvrir. Il est situé comme il se doit sur une charmante placette ombragée de la ville basse à l’écart des flots touristiques. Et puisque la fortune semble me sourire, je ferais bien une petite fête après le dîner. La patronne de la cantine, non contente d’avoir comblé mon désir culinaire m’indique une boite de nuit à mi chemin sur la route qui mène à Bonifacio. J’y trouverai sûrement la barmaid pour tout lui raconter.

L’amnesia est un immense complexe. Plusieurs pistes de danse, plusieurs bars, je ne m’y sens pas à l’aise préférant de loin les petits troquets de la rue derrière avec les vieux locaux. La barmaid est pourtant là, je m’installe à son comptoir. Le charme et le caractère d’une femme corse n’ont d’égal que la splendeur et la rigueur de la Corse elle-même. Pour bien découvrir une île, je préfère y accéder par la mer, pour captiver un ilienne je l’embarque dans mes histoires de marin.

Tout d’abord je prends mes distances vis à vis du boss pour bien souligner que je suis du peuple et non un envahisseur. Ainsi je lui narre de façon épique le jour où, tombé en panne au Cap Corse, je réussis à rejoindre Saint Florent au ralenti pour y trouver un mécanicien un dimanche. Ce dernier présenta une note ridicule au Boss qui au lieu de se montrer généreux vint s’en réjouir auprès de moi. Salaud de riche !

Ensuite, j’ajoute une pincée de tendresse en évoquant ma relation avec la petite fille de cinq ans. Je lui avais appris la nouvelle de Dino Buzzati, le « K », et elle l’avait répétée un soir à ses parents émerveillés. Au passage, je résume la nouvelle à la barmaid qui ne la connais pas. L’image du  marin cultivé et philosophe est une pièce maîtresse de mon arsenal séducteur.

Enfin, le fait d’arme est censé porter l’estocade. Si mes collègues cherchent à se glorifier comme s’ils avaient passé le Horn, je cherche plutôt à me présenter comme un dur que rien n’impressionne. Aussi quand je lui expose mon passage à terre des Lavezzi réputé très dangereux, je démystifie l’exploit en rappelant que s’il traîne bien quelques cailloux ici ou là, le chenal est largement praticable.

«  Mon homme est capitaine. Il fait visiter l’archipel aux touristes. Tu veux discuter avec lui ? Il est à l’autre bout du comptoir. »

Deux yeux noirs comme des canons de fusil me fixent en effet. Les vapeurs d’alcool se dissipent instantanément. Pour sauver la face, la retraite est impossible. Je dois aller le saluer et lui offrir un verre. Il me déverse son urine verbale. J’approuve, j’acquiesce, je fais allégeance. Prétextant enfin une ébriété avancée, je prends congé et me retrouve sur la route au beau milieu de la nuit. Bonifacio est à plusieurs heures de marche. Les odeurs du maquis, la voûte étoilée peinent à me faire oublier ma misérable condition.

Dieu est un pas de plus dans la nuit.

Fin du chemin, début de la messe.

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